La Bibliothèque Justin Lhérisson : Patrimoine à sauvegarder
Jadis membre iconoclaste du réseau de
bibliothèques communautaires de la Fondasyon Konesans ak Libète (FOKAL), la
Bibliothèque Justin Lhérisson (BJL) est devenue le phare culturel de la commune
de Carrefour. Aujourd’hui, elle est exclue du réseau pour problèmes
administratifs et difficultés budgétaires. Impuissants, les Carrefourois
regardent sombrer leur bateau ivre, leur symbole…
Je me
souviens que l’on séchait les cours pour recevoir Madame le futur Premier ministre et
ses invités comme cela se doit à la Bibliothèque Justin Lhérisson de Carrefour
parce qu’on n’avait pas de meilleur potentiel dans le réseau de la Fondasyon
Konesans ak Libète (FOKAL) que les dizaines de jeunes artistes (poètes, nouvellistes, journalistes, plasticiens, comédiens, musiciens, danseurs) de l’Atelier Créations Marcel Gilbert ;
Je me
souviens que toutes les cohortes d’étrangers de la FOKAL devaient absolument
voir ce centre culturel unique en son genre, qui a vu naitre des groupes de
créateurs authentiques comme Dieu Jeunesse Arts et B ? (DJAB), Atelier le
Vide, Créole Cré’art, ZH2OVIE, etc.
Je me
souviens que les caravanes pour la promotion de la culture, comme celle de
Vendredis Littéraires, se devaient absolument de passer à l'angle des rues Mathon et Mon Repos 44
rencontrer ces poètes et nouvellistes, amoureux fous des jeux surréalistes et
oulipiens, partisans de la joie de vivre et humanistes, déjà virtuoses des mots
et des images…
Je me
souviens de ces jeunes épris de liberté que l’élite culturelle conviait à l’assaut
d’Attila et de sa milice Ratpakaka – en passant, ces jeunes étudiants naïfs,
convaincus de la justesse de la cause et confiants dans les valeurs de
l’humanité, ont osé les mots et leurs bras vides contre les armes à feu, et sont sortis tout à fait bredouilles de la victoire remportée sur
l’Inique – et je nomme Jymmika ;
Je me
souviens de la porte noire en fer forgé, notre Coin Poésie, des premiers poèmes
que nous y exposions, des premiers textes que je donnais à lire, que les
camarades disaient, que les écoliers recopiaient sur leur cahier, que les
nouvelles recrues connaissaient par cœur
dèyè do lajounen
rido tonbe
Je me souviens
de mon journal intime, de ma découverte de Rapjazz et d’Ultravocal (Franketienne); de Lyonel Trouillot les lacets délacés en quête de l'équi'île-libre; de cette merveilleuse conférence de Michèle Duvivier Pierre-Louis, accompagnée de
Lorraine Mangonès: Jazz et Négritude...
Je me
souviens des textes que l’on passait au crible, des auteurs que l’on recevait
les uns plus illustres que les autres : de Marc Exavier, poète délicat, à
James Noël, qui faisait ses débuts ; de Kettly Mars, originaire de Kasalé,
à Gary Victor, pris dans son cercle des époux fidèles ; il y avait Bien-Cher
Louis-Pierre, de regretté mémoire, notre ami venu de Port-de-Paix se faire
« dévorer » par les « les derniers gardiens hautains de la
poésie » à l’Atelier Marcel Gilbert et au groupe DJAB ; il y avait Bonel Auguste que
l’on savourait tous et en qui l’on saluait déjà l’avenir de la poésie créole haïtienne
; il y avait notre projet de publications collectives avorté… et ce colossal Cahier RAL,M consacré à Haïti par Le Chasseur Abstrait...
Je me
souviens des nuits blanches à étudier Dialogue
de mes lampes et Idem, à traduire
Mon pays que voici en créole ;
des répétitions de LA PIEUVRE, jouée
en présence de Mona Guérin ; des débats interminables sur Sartre, Hegel,
Baudelaire, Rimbaud, Queneau, etc. ; de nos débuts en Informatique et des
premiers tapuscrits : Tentatives, Cris à
grands coups de mer, Battons l’art poètes, Carrefour de nuit…
Je me
souviens des 1er et 2 Novembre au cimetière de Carrefour,
gigantesque spectacle de rue sur la Route Nationale #2, prémices de Zonbi Lage ;
Je me
souviens de Jonel Juste, échappé belle au mitan de Carrefour, de DUCCHA criant
son amour du monde, de Jacques Adler Jean-Pierre zyeutant sous les robes des
jeunes filles en fleur, de Fred Edson Lafortune nous invitant à L’Asile,
de l’homo-sensuel Emmanuel Jacquet, de Coutechève Lavoie Aupont poètes des encres tétues,
d’Édouard Baptiste (Youyou) en lutte avec ses démons, de Fritzgérald Muscadin
rendant gloire aux sacrés, de Duny Damas héritier des impressionnistes et des
cubistes, de Claude Sénécharles avec sa langue bandée, d’Anderson Dovilas
concoctant d’originales métaphores, de Jude Richard-homme-spectacle, de James
Saint-Félix et ses deux rangs de dents contre le malheur, de Garnel Innocent en
mode Frankétienne, de…, de…
Je me
souviens des filles qui dansaient le yanvalou sous l’amandier, des gars qui
buvaient un coup en grinçant les dents de désir, du tambour de Jean Joseph qui jazzait
nos corps...
La BJL était
pire qu’un dépôt de livres, pire qu’un centre culturel, pire qu’un partenaire
indispensable de l’éducation, pire qu’une école d’initiation à la démocratie,
pire qu’un club de jeunes intellectuels élèves des plus grands maitres de la
littérature mondiale, pire que tout cela, pire que tout ce qu’on raconte et
tout ce que vous pourrez imaginer ;
La BJL est
une bombe contre la barbarie, une main tendue à ces milliers de jeunes
désespérés qui tournent en rond entre Mariani et Fontamara, le dernier rempart
contre le sous-développement dans la commune ;
La BJL est
le seul espace culturel qui perpétue le nom de notre génial lodyanseur, maitre
de George Anglade, de Gary Victor, de Maurice Sixto… La BJL est le seul espace
culturel, qui ouvre ses portes aussi librement à toute la communauté, etudiants ou pas, paranoï ou pas, marginaux ou rapatriés ; le seul lieu de culture à Carrefour, zone reléguée aux calendes
grecques par le Ministère de la Culture, et qui vient de fêter son bicentenaire
dans le sempiternel Ti-Sourit…
Notre cher
BJL, première biliothèque à fonctionner 14 heures par jour en Haïti, se trouve
en grande difficulté de payer les frais de son loyer cette année. Lesly
Giordani et Harry Jean ont consacré une bonne partie de leur vie à cette institution. Ils sont aux
abois. Ils ne savent plus à quels saints se vouer. La BJL se meurt, mesdames,
messieurs ! La BJL se meurt et tout ce dont se souvient ma génération avec
elle. La BJL se meurt, son compagnon de mauvais jours l’a laissée tomber, faute
de budget, dit-on.
Evains
WÊCHE
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