Plaidoirie en faveur des mères haïtiennes
Un Ayibost très intéressant, plein d’humour
et de belles idées de M. Wendy Wladimir Casimir. Je pense qu'il est ironique, comme le signale mon ami Jetry Domont mais on ne sait jamais avec les lecteurs... D’après cet article, les mères
haïtiennes devaient être mises au pilori, ou mieux sous l’échafaud, pour au
moins trois raisons accablantes : le refus d’avorter, quoique « trompées, dupées,
abusées » par leur partenaire sexuel ; le recours à la prostitution
pour s’occuper de leurs enfants ; la couvaison sans répit de leur
progéniture de la layette jusqu’à la housse mortuaire. L’auteur compare nos pauvres
mères haïtiennes à celles du monde occipital, sociétés capitalistes très
puissantes, s’il en est. Il termine par une mise en garde inquiétante : « Attention
chères mamans, votre indéfectible courage, votre tendresse, votre amour pour
vos enfants, et tout ce que vous direz pourront être retenus contre vous. »
Je me permets ici, dans ce plaidoyer, d’attirer un peu l’attention
sur des traits saillants et intéressants de l’accusation.
Primo : on ne sait pas toujours tout de ce que l’on juge.
La plupart des enfants conçus
dans des « situations socialement peu respectables » n’ont pas été
désirés, on pourrait facilement justifier, si besoin était, leur avortement.
Mais dans quelles conditions aura lieu cet acte salvateur? Thé ?
Comprimés de cytotec ? Tisanes ? Chute d’escalier ? Gilette
bouillie ? Aucun hôpital, aucun médecin gynéco n’est autorisé à pratiquer
un avortement sur le territoire national. La justice qui veut emprisonner les
mères ne désirant pas avorter devait d’abord leur donner le moyen de le faire
correctement, c’est d’une logique cartésienne implacable ! Élémentaire,
mon cher Wendy, pour paraphraser mon ami Sherlock Holmes.
Deuxio : l’auteur ne semble pas saisir toutes les nuances de la dure réalité
des mères haïtiennes.
Un enfant que vous avez été
obligée de porter, de mettre au monde, de nourrir, d’éduquer tant bien que mal,
bref d’élever (scolarité, frais médicaux,
consommation, etc.) en faisant la pute parce qu’on n’a pas eu le « courage »
de le jeter sous un pont ou de le lancer aux porcs le jour de sa naissance ;
votre enfant dont le père n’a rien à foutre, votre enfant bâtard pour qui vous
vous coupez les veines, votre enfant devenu votre combat face à la société et à
la famille qui vous ont rejetée parce que l’on ne peut pas nourrir une bouche
de plus, votre enfant est le réceptacle de tous vos rêves. Donc, au lieu de le
voir gangster travaillant pour les dealers du quartier, paria trimballant sa
misère sur le Champs-de-Mars ou sous les galeries des magasins la nuit venue,
vaurien assis toute la sainte journée sur le muret d’en face avec les « sans-aveu »
du quartier qui ne foutent rien de leurs vies ; au lieu de le voir, les
vingt ans passés, prendre la voie de la pègre et balancer d’un revers de mains
toutes les nuits blanches, tous les sacrifices consentis, toutes les
souffrances subies à cause de lui, vaut
mieux le garder avec soi. C’est un garçon bien, gentil, intelligent, qui se
débrouille pas mal dans la vie ; il a un diplôme, et même deux, plusieurs
certificats, mais nous n’avons personne dans les services de ressources
humaines des entreprises qui recrutent, aucune banque ne nous offrira de crédit
pour lancer notre petit business, nous n’avons aucun coffret de bijoux à
vendre, aucun terrain, aucune maison en héritage, aucun contact politique au
Parlement : nous sommes cuits. Vaut mieux rester chez soi. Participer de
temps en temps aux manifestations, faire des petits boulots comme donner
des leçons aux enfants du quartier, donner quelques cours de sciences sociales
ou de mathématiques dans des écoles borlettes
pour ne pas mourir de faim, mais ne jamais
laisser tomber maman qui a toujours été là pour moi. C’est justice. Même si
les sentiments ne sont pas des arguments convaincants en justice.
Tertio : notre juriste pèche par excès de zèle.
De quel droit juger les femmes
qui se prostituent pour ne pas mourir de faim avec un fils malade sur le bras ?
Celui qui en abuse serait le plus à blâmer mais il semble que l’auteur
applaudirait les femmes qui se laisseraient mourir de faim tout en regardant
cyniquement périr leur enfant tuberculeux… au lieu de tout oser pour continuer
à survivre, à lutter pour la vie, à forger l’espoir en bousculant/basculant les
choses. Faudrait-il que les pauvres déshérités (presque 80% de la population
haïtienne) se suicident pour que les 20 % de nantis puissent jouir enfin en
paix, quiets, béats de ce si beau pays ? Conclusion hâtive, votre Honneur,
mais… pertinente.
Nos mères n’avorteront pas tant
que les conditions ne sont pas réunies pour le faire légalement, la justice
devait y penser avant de les condamner. Avorter en Haïti, c’est se suicider
enceinte. Nos mères ne tueront pas de leurs mains leurs propres fils, elles n’en
auront pas le « courage » : on ne met pas le feu à sa seule
raison de vivre ! Nos mères ne lâcheront pas leurs fils dans un système cannibale,
pourri de l’intérieur, comme une brebis sans protection dans une meute affamée
et impitoyable ; c’est leur façon à elles de se battre contre le système,
c’est du marronnage. Et par-dessus tout, nos mères se foutent pas mal de ce que
pensent le monde occidental, les grandes sociétés capitalistes qui n’ont de cartésianisme
que la logique du profit ; il y a bien longtemps que nos madones ont
élaboré leur propre logique basée sur le respect de la dignité humaine. Et au
nom de cette dignité-là, leurs fils méritent un avenir meilleur.
Evains Wêche
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