Adieu, cousin Jean-Claude

Comme beaucoup de jeunes Jérémiens, j’ai rencontré Jean-Claude Fignolé à travers son œuvre. Lorsque je l’ai vu de mes yeux pour la première fois, l’auteur de Les Possédés de la pleine lune, sans doute le plus grand écrivain de sa génération, n’avait rien à voir avec ce monsieur plutôt banal que j’ai vu assis en culotte courte et en sandales sur la Place d’Armes des Abricots et que les vieux comme les enfants appelaient Jean-Claude comme on aurait appelé un cousin avec qui on a passé son enfance. On ne lui donnait pas de Monsieur le Maire, ni de Cher Maitre, ni de Professeur… et c’était tout naturel. En fait, Jean-Claude était le cousin de tous. Comme tout bon Grand’anselais qui se respecte, il connaissait la généalogie de toutes les familles d’ici et trouvaient à chaque fois le lien, soit du côté paternel vers Pestel, soit du côté maternel aux Abricots, qui le reliait aux autres. Ainsi, après nous être trouvé quelques atomes crochus : l’amour viscérale du « rire innombrable de la mer », de la beauté époustouflante de ce coin de pays, de la fulgurance de la poésie classique, des belles femmes aux jambes longues et à la chair ferme, du courage de nos paysans, d’un plat de langoustines et de bananes pesées ; et qu’on a fini par rêver en couleur d’une Grand’Anse charriant le progrès d’une rive à l’autre, d’une côte à l’autre de ses villes, nous nous sommes découverts cousins… par ma femme ! Puis avec des jeunes de l’Atelier Créations Plus que j’animais à l’époque et des membres du groupe Jérémie en poésie, on a parlé littérature toute une après-midi enchantée sans casser du sucre sur le dos d’aucun auteur (ce qui est rare pour un écrivain); il nous parlait tout simplement des livres que nous aimions, de ceux que souhaitions lire. À l’époque, j’étais fou de Sagan et il trouvait ça étrange… Apprenant que ma compagne d’alors, sa cousine évidemment, tâtait aussi de la poésie, il nous a sorti cette phrase : « Les amours entre écrivains sont des relations homosexuelles ». Faisant appel à sa vaste culture, exemple à l’appui (George Sand et Alfred de Musset, entre autres), il entreprit de nous le démontrer…

C’était tout un personnage, Jean-Claude ! Quand il m’a demandé de l’accompagner au Festival de littérature vagabonde, les Escales de Binic 2014, après la publication de Le Trou du voyeur, mon recueil de nouvelles, qui venait de recevoir le Prix Deschamps 2013, j’étais tout excité. C’était mon premier voyage à l’étranger et je le faisais avec deux de mes auteurs préférés ! Je n’oublierai jamais le sérieux de Claude Pierre lisant passionnément mon livre à l’aéroport et la complicité des vieux amoureux Jean-Claude et Fulvie se montrant de temps en temps telle ou telle phrase qui les émouvait.

À Binic ou à St Brieuc dans les Côtes-d’Armor, la verve de Jean-Claude enchanta ses auditeurs et il obtint nombre de sympathisants à la cause de la Grand’Anse.  Soutenu par Dominique Guilmin du Conseil Général des Côtes d’Armor, et François Chavenet, alors Président de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Jérémie, il obtint de solides contacts pour le développement de la filière cacao criollo –la Rolls Royce du cacao– dans la Grand’Anse tout en signant ses romans pour un public sous le charme. Sur le chemin du retour, durant notre court séjour à Paris, j’allai me promener tout seul en me servant d’une carte géographique : il fallait à tout prix que je voie la Tour Eiffel. Nous étions descendus dans un petit hôtel sur Montparnasse, non loin de la gare. Je revins tard dans la soirée. Mes compagnons se regardèrent curieusement, j’ai pensé qu’ils me croyaient perdu. Jean-Claude me demanda si j’ai fait pipi dans la Seine. Je fus surpris par la question. Claude de dire, on ne fait plus ça, Jean-Claude, tout en regardant du coin de l’œil... Devant ma tête en point d’interrogation, tous deux éclatèrent de rire avant de me raconter que bon nombre d’écrivains Haïtiens ont pissé dans la Seine et que c’était devenu une tradition, une sorte de rite de passage et de consécration. Du coup, me dit Jean-Claude, tu viens de rater la chance de devenir un écrivain. Et là, j’éclatai avec eux. De rire, bien sur!

Le rêveur

Après ce voyage, Jean-Claude me proposa un poste de Chargé culturel bénévole à l’Association des Maires de la Grand’Anse (AMAGA), qu’il avait fondée pour mieux défendre la cause du département. J’acceptai. J’ai repris mon Inventaire des Infrastructures et des ressources humaines disponibles pour la pratique des Arts de la scène dans la Grand’Anse (Théâtre National d’Haïti, 2008) et j’ai rédigé une Analyse du secteur culturel dans la Grand’Anse (AMAGA, 2015), où j’ai identifié clairement la danse et le théâtre comme deux filières porteuses pour le secteur. Malheureusement, la poésie n’était pas une filière sérieuse ici. Quand il me demanda que faire pour développer le secteur culturel, je répondis tout de go : construire une Maison de la Culture ayant plusieurs pavillons : danse, théâtre, musique, avec une vaste bibliothèque de poésie du monde entier, une scène de spectacle, une salle d’exposition/boutique d’artisanat et une résidence d’artiste. Serein, il me regardait en bougeant à peine ses commissures comme un vieux chat. J’avais peur d’avoir dit une bêtise, j’ai tout de suite trouvé mon idée absurde —Jean-Claude m’en imposait. Il finit par sourire et trouver l’idée géniale. Il m’a tapé dans le dos, un peu fier, en me disant, enthousiaste : « Nous serons les premiers à avoir une structure pareille ». Il y croyait. J’ai fini par y croire avec lui. On en a souvent parlé mais le projet était très couteux. Jean-Claude voulait commencer par l’un des objectifs : réaliser des résidences d’écriture croisées entre auteurs d’ici et auteurs de Bretagne dans le cadre de la coopération Cotes d’Armor – Grand’Anse. Le projet a écoué, faute de financement.

Les trois mousquetaires

Pour le Festival National de Poésie de Jérémie, on devait recevoir deux poètes et éditeurs bretons, Paul Dirmeikis et Mérédith Le Dez. Jean-Claude voulait m’avoir à ses côtés. C’est là que naquit véritablement l’idée des Trois Mousquetaires : Jean-Claude Fignolé pour Athos, Guyton Dorimain pour Porthos et Claude Pierre pour Aramis. Il leur fallait un D’Artagnan. C’était moi. On a fait un merveilleux voyage de Port-au-Prince à Jérémie, en passant par Pestel, où nous avons couché, et Corail, où Claude tenait à voir la rivière Lacombe et moi, le village de mon père, Fond’Icaque. Poésie, vue panoramique, guitare et chansons de Paul, sérénade, langoustines et bananes pesées, jus de fruits, bains de mer, mots d’esprit, coups de gueule, coups de blues… Il n’y a que l’émotion pour souder ainsi les hommes.

Après avoir gouté à l’imaginaire de Mérédith, Claude et moi entreprîmes le pari de traduire en créole le poème Enfance, tiré de Les Eaux noires. Je passai deux journées entières à Belvil avec Claude sur ce poème, dont trois heures sur ce vers : Il y avait le bruit têtu des insectes…

Ce qui nous manquera

Certaines villes ont leur diaspora, d’autres leurs ONG et d’autres leurs politiciens, celles de la Grand’Anse avaient Jean-Claude Fignolé. Il aurait pu être Ministre, Président de la République. Certains n’ont jamais compris pourquoi il n’a pas posé sa candidature au Sénat au lieu de devenir Maire d’un petit village de pécheurs, où il n’avait aucune chance, lui si clairvoyant. Fuyant les honneurs, les postes, les grandes villes et finalement les Abricots, il s’est installé à Pestel pour lire, écrire et prendre sa retraite. Le cyclone Matthew l’a obligé à sortir de sa tanière pour venir au secours de la Grand’Anse. Mais, comme il l’a souvent dit après sa période Abricots, « on ne sauve pas les gens malgré eux ». Souvent incompris, cousin Jean-Claude s’est pourtant battu avec la rage du désespoir. Ce qui nous manquera ? Alors, tout ce que nous ne soupçonnions pas avoir.

Evains Wêche