L'apprentissage du Capitalisme

C’est un jeune homme de moins de 30 ans. Un peu négligé. Un peu marxiste. Cuba et Castro y sont pour quelque chose : il a fait des études en Médecine à Santiago. Il rêvait de cinéma. D’étudier le cinéma. Il a plein de synopsis de court-métrage dans la tête. C’est un Poète. Membre d’un grand club d’artistes cubains qui porte le nom du célèbre sonnettiste Heredia. Il est un peu fou parce que différent. On ne comprend pas ce qu’il cherche ainsi dans les bibliothèques. On ne comprend pas ses fugues et ses silences. Parce qu’il vit encore avec ses parents, qui se foutent pas mal de sa personnalité. On ne comprend pas ses flâneries. Erre-t-il ? Il semble perdu. On ne comprend les regards qu'il pèsent sur le monde, sur tout le monde.
Je le trouve beau. Assez pour avoir eu beaucoup de succès à Cuba. Il y avait des cubaines bien sûr, mais aussi des jamaïcaines, des haïtiennes et des américaines. Elles ont été décues de se voir délaissées pour un foutu territoire, pire pour une ville perdue au flanc d’une colline : Jérémie. On l'appelait Mon Ange là-bas.
Le gouvernement haïtien avait promis d’intégrer les boursiers en médecine qui venait de Cuba dans le système du MSPP (Ministère de la Santé Publique et de la Population). Il faut dire que les autres peuples qui envoient leurs fils et filles faire leur médecine chez Castro prennent vraiment soin de leurs progénitures. La plupart, même le gouvernement Jamaïcain, envoient l’équivalent du salaire mensuel d’un médecin haïtien comme argent de poche à leurs enfants… Pour les nôtres, n’en parlons pas. Le gouvernement a juste promis de les intégrer dans le système de santé. Bercé par cette promesse, mon jeune homme de moins de 30 ans est ici médecin bénévole depuis plus de 4 ans. Il a été vraiment précieux lors de la lutte contre le vibrion cholerae. La Coopération Cubaine lui a décerné un certificat avec mention pour son engagement et son professionnalisme mais quand il a fallu recruter des médecins pour gérer la stabilité de la maladie dernièrement son dossier a été tellement relégué, relégué, relégué… qu’il en a eu marre sur le banc d'attente du FAES, les bailleurs ont eu vent des procédures peu transparentes du jury de recrutement mais…
Mais il est là mon docteur poète. Il fait toujours du service social : bénévolat au service de physiothérapie de l’Hôpital départemental auprès de la Coopération Cubaine. Il dort à la belle étoile et rit de sa faim. Aujourd’hui, il m’a rapporté 500 gourdes qu’il m'avait empruntées (il paie toujours ses dettes grâce à une sœur plus sensible que les autres membres de sa très grande famille) et il fallait voir son bonheur quand je lui ai cédé 100 gourdes : il allait enfin boire une bière ! D’où viennent ses cinq cents gourdes ? Ayant fait du bénévolat (cela veut vraiment dire sans salaire ni compensation ici) chez les Sœurs de la Charité pendant plus de deux ans, ayant été accusé de vol au supermarché Le Dépanneur d’un certain commandant, ayant été hué par ses voisins à la suite de cette mésaventure, ayant rêvé qu’un complot visant sa perte est en cours par ceux qui ne peuvent être indifférents à la différence, il décida de demander aux bonnes sœurs un petit salaire pour subvenir à ses besoins. Elles ont accepté de lui faire une avance de 500 gourdes avant la fin de la semaine, puisqu’elles paient chaque week-end. Il ne savait même pas que 3750 gourdes par semaine faisaient 15000 gourdes le mois. Il ne savait même pas que c'était la Saint-Louis à Jérémie et que les filles vont se mettre en quatre pour être les plus belles du monde. Il ne savait même pas que L'Orchestre Septentrional, son groupe haïtien préféré, donnera un bal très important ce soir. Il ne savait même pas que son visage osseux et sa blouse salie, sa barbe de deux semaines et ses cheveux crépus, ses souliers délassés et ses ongles noirs, attiraient l'attention de tous mes collègues. Il a juste remarqué que l'on oserait jamais me traiter de voleur dans un supermarché : j'avais une cravate propre et un pantalon de toile bien droit.
Wêchévains, DJAB


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