HAÏTI, EN BATEAU DANS LA FORÊT, LA NUIT …


"Voici 
le texte demandé, qui est l'un de ceux auxquels je tiens le plus... Jean Métellus l'avait reçu le jour de l'anniversaire de sa mère, et m'avait écrit une lettre pleine d'émotion. Babacar Sall est un ami sénégalais, sociologue et poète. Il m'avait demandé de le lui dédicacer, après l'avoir entendu (je le lui avais lu alors que j'étais à Paris, chez Colette)" 
Jean-Marie Berthier

 à Babacar Sall



Il attendait que la neige enfin tombe
sur la pâleur de sa peau

qu’elle recouvre les champs les arbres
les murs le toit

Il attendait debout
qu’elle vienne à lui

et lentement
le fasse disparaître de lui

Il attendait
le cœur à bout de bras

qu’elle renvoie toute blancheur
à sa légèreté

à son insignifiance
à sa vanité

Il lui fallait la neige des montagnes
pour s’y jeter
pour y sauter à pieds joints
les pieds entravés
liés par les fers et les douleurs
les pieds porteurs apocryphes
des chaînes épouvantables de l’Histoire

Mais à qui demandera-t-il le pardon ?
Et qui voudra bien l’entendre ?

A l’ombre si menue de l’enfant de Gorée
sur le mur et sa peau
dans la dernière lumière
au désespoir de la nuit ?

Lui

l’enfant de la nuit de Gorée
l’enfant noir de toutes les nuits des hommes

Lui

avant que ne vienne la dernière neige

Lui

comme un long cri d’âme et d’amour blessé
comme une étoile hurlant soudain
les avatars de sa lumière

Il tient maintenant contre sa peau
cet enfant de l’île aux douleurs noires

venu tout droit dans les larmes de son cœur
boire à jamais son enfance inachevée

Cet enfant naturel
d’une interminable nuit d’amour
sur le fol abîme du temps

il l’aime

Il l’aime
dans la forêt des siècles et des vents

La neige ne tombe toujours pas
sur les marins ivres

cinglant vers l’Afrique
et reniflant déjà les Amériques
à la vitre sale de leurs yeux bleus

Il regarde encore ses mains
Leur blancheur témoigne obstinément
de leur appartenance
à l’histoire des mains noires

Alors que vienne enfin la neige des Hauteurs
pour emporter ce peu de blancheur

au plus lointain
à l’inaccessible limite de toute couleur

Et puis aller nu vers les blancs navires
escorté de vastes mouettes

et de cris taillés à la serpe
du grand Soleil Noir

libre de tenir la main du froid

Et traverser des cimetières d’oiseaux
endormis d’enfants paisibles

parmi les champs bleus d’ignames et de manioc 

Jean-Marie Berthier
Parution in "Le Printemps des poètes"-Métamorphoses- Seghers
       Poésie d'abord. 2005

Jean-Marie Berthier vit à la montagne, en Savoie. En 2009, il a publié aux éditions MLD le recueil de poèmes Attente très belle de mon attente (Prix François Coppée 2010 de l'Académie Française )

Merci  à Jean-Marie Berthier qui nous a autorisés à publier ce texte.
Merci à  Mérédith Le Dez (édition MLD) pour la recommandation.

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