Eloge de la curiosité


Mesdames, Messieurs,

Je n’ai malheureusement pas la verve de mon grand ami Maurice Léonce pour parer de fleurs un mot et le déposer dans vos cœurs ;
Je n’ai pas non plus mes pinces et mes bistouris pour vous ouvrir mon cœur et vous exposer le bonheur et la joie que vous me faites ce soir ;
Je perds tous mes moyens quand je suis ému ;

Ainsi je vous invite à communier avec moi afin de ressentir tout le poids de ces 5 petites lettres si simples mais qui résument toute ma gratitude et ma reconnaissance envers vous : MERCI !
Par respect pour ce que représente Kettly Mars dans la littérature haïtienne, je me suis efforcé à retenir le cri qui me montait à la gorge quand l’auteur de Saison Sauvage m’a annoncé que Le Trou du Voyeur venait de remporter le Prix Deschamps 2013. Pour n’avoir pas crié ma surprise et ma joie, je suis resté tétanisé ! Kettly Mars en personne, Prix Jacques Stephen Alexis, Prix Senghor de la Création Littéraire, Bourse Barbancourt, Prix Prince Claus, qui m’appelle jusqu’à Jérémie, considérée géopolitiquement comme le bout de l’île ! Ce n’était pas rien pour moi. 
J’ai remercié le ciel  pour ce cadeau et je l’en remercie encore.

Je tiens à remercier également mes parents dont les choix durant leurs 33 ans de mariage ont été motivés par l’éducation de leurs deux enfants. Manman m ak papa m, se 2 bwa dèyè bannann mwen. Le Prix Deschamps 2013 est d’abord à eux.
À Jérémie, pour paraphraser un grand rêveur, le cinéaste italien Frederico Fellini, nous vivons « une enfance pleine d’interdits, d’obligations, de tabous… Ainsi, la curiosité et la fascination sont restées intactes. Nous avons le sens du merveilleux. »
En épigraphe à LE TROU DU VOYEUR, j’ai mis  cette citation de Philip Roth, tiré de son roman, EXIT LE FANTOME, traduit et publié chez Gallimard en 2009 : Je décris la littérature. Elle aussi nourrit la curiosité. Elle dit que la vie telle qu’elle se montre n’est pas la vraie vie. Elle dit qu’il y a quelque chose au-delà de l’image qu’on cherche à donner de soi – disons une vérité de soi. Je ne fais rien d’autre que ce que vous faites, vous. Que ce que fait toute personne qui pense. La curiosité se nourrit de la vie. Fin de citation.

Les nouvelles de LE TROU DU VOYEUR sont des produits de cette curiosité-là. Curiosité intrinsèque du petit jérémien que je suis, qui s’étonne de tout, cherche à tout interpréter à tort ou à raison. Curiosité de rencontrer Gary Victor un soir à l’Alliance Française et de le taquiner sur la poésie qu’il prétend ne pas écrire lors de son passage dans la Cité des Poètes justement. Curiosité qui m’a menée à la découverte du genre fantastique. Curiosité allant jusqu’à l’indiscrétion pour découvrir des points singuliers de la vie à Jérémie sans faire œuvre de statisticiens, d’économistes ou de sociologues. Curiosité avide de tout sentir, tout voir, tout entendre ; curiosité non-pas stérile du commérage mais curiosité productive.
Après avoir découvert les caractéristiques du fantastique, j’ai vite compris que nous autres jérémiens vivions dans une sorte de conte merveilleux aux prises avec la réalité. Rien n’est jamais simple. Aucune mort n’est naturelle. L’invisible est partout présent. Cartésianisme Zéro. Je me suis dit que si je mélangeais tout cela avec mon vécu d’enfant méthodiste « plein d’interdits, d’obligations, de tabous… » j’arriverai à rendre un peu l’atmosphère de ma ville bien-aimée. J’ai suivi les propos d’un écrivain catalan Carlos Ruiz Zafón qui dans son roman Le jeu de l’Ange, conseille aux jeunes auteurs de « poser leurs coudes sur une table, leur derrière sur une chaise et de passer leur cervelle au presse-citron jusqu’à ce qu’elle fasse mal » afin de trouver de l’inspiration.
Voilà comment naquit LE TROU DU VOYEUR.

J’ai pris grand plaisir à écrire ce livre. J’ai aussi beaucoup appris en l’écrivant. Par exemple j’ai appris que la « littérature est l'art de savoir parler de notre histoire comme de l'histoire des autres et de l'histoire des autres comme de notre propre histoire » comme l’a si bien dit le Prix Nobel de littérature 2006 Orhan Pamuk. J’ai appris aussi que la littérature ne se résume pas à une fiction créée par la rhétorique et la musicalité des mots, qu’on peut aussi y sentir profondément et le texte et l’écrivain. Et comme nul n’est une ile, je me suis ouvert les yeux sur mon environnement immédiat, ma ville avec ses gens, sa verdoyante nature et ses bidonvilles de Versailles, je me suis concentré sur le fond de sa réalité pour sentir et dire son malaise, mon malaise.
J’ai misé sur les mots. Et je me suis mis à mentir. Car comme a dit l’autre, « dans l'écriture, il ne saurait être question de confiance, mais plutôt d'une franche tromperie. »
Ai-je réussi mon pari ? À vous de le découvrir. Moi, j’ai découvert heureusement que la curiosité qui me porte à regarder le monde par le trou de la littérature, mon trou de voyeur, est la meilleure chose qui puisse m’arriver.

Wêchévains,
Propos lors de la Remise du Prix Deschamps 2013

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