LE REGARD QUI PÈSE...

Je reviens de l'École d'Infirmières pour mon cours d'Anatomie. J'ai une réunion à deux pâtés de maison avec des amis belges de Terres Nouvelles (Suzanne, Catherine et Tita) et le staff de Citoyens en Action. En longeant la Place Dumas, je me sens comme happé par les regards braqués sur moi. Je les sens pénétrer mon corps, atteindre mon lobe temporal pour me susurrer :


« Pourquoi tu restes ici pendant que tout le monde parte ? Avec toutes tes qualifications, on ne te refuserait pas un visa américain. Le Canada est prêt à vous accueillir, toi et ta famille. Je connais nombre de techniciens, de professionnels, d'universitaires qui sont arrivés à s'adapter et à mener une vie plus saine conforme à leur statut là-bas. Tu as plein d'amis étrangers qui te faciliteront les choses. Je ne comprends pas ce que tu fous en Haïti. Pire, tu vis dans une petite ville de province perdue et bornée, sans aucun débouché commercial.


« Tiens, l'année dernière, mon cousin, l'expert-comptable, qui travaillait à la UniTransfer, est parti avec sa femme et ses deux filles. Maintenant, c'est lui envoie un petit transfert pour aider ses parents et nous. Toi, avec ton salaire, tes salaires, et tout ton engagement pour mobiliser les consciences, pour une action citoyenne en faveur de ce pays, qu'as-tu jamais envoyé à tes parents ?


« As-tu des intentions politiques ? Rêves-tu des vingt mille gourdes de frais de nourriture par semaine du député, de sa voiture flambant neuve, de ses séjours dans les hôtels luxueux à Cancun au frais du Trésor Public ? Je connais le prix à payer et tu n'es pas prêt à passer à la caisse.


« Que fous-tu là ? Tu écrivais des poèmes. Tu parlais de révolution. Aimes-tu encore le Che ? Il n' y a rien à changer ici ! Le statu quo est bien gardé par l'impérialisme des amis d'Haïti. Tu vas finir par te briser contre cette muraille de Chine. Tu perdras tout. Aujourd'hui c'est ta femme, demain ce sera ton fils qui te reprochera de ne pas avoir quitté ce bordel de pays. T'es foutu là !


« Mais, non ! Soyons sérieux. T'es con, merde ? Tu essaies de vivre au jour le jour; tu ne peux vraiment rien planifier; l'éducation de tes enfants est compromise d'avance... Ton travail ? qu'en pense l'État? Si tu aimes ta famille, pars avec ; si tu aimes ton pays, pars pour lui : tu pourrais aider ceux qui restent, ceux qui ne peuvent s'offrir une résidence là-bas, qui ne sont pas éligibles à l'exil; si tu t'aimes, pars pour t'offrir une vie heureuse dans un pays structuré où ta dignité d'homme aurait toute sa valeur.


« Vraiment, t'es malade de rester ici. T'es suicidaire ! »


Je n'ai pas vu la moto de Ti-Bob s'arrêter à ma hauteur. Il n'aime pas me voir à pied. Il me propose de me déposer à destination. Devant le local de Citoyens en Action, je vois la mince silhouette de Billy qui brandit sa caméra en me voyant. Il m'avait promis des photos de superbes couchers de soleil sur la mer de Dame-Marie.


Wêchévains, DJAB

Commentaires

Articles les plus consultés