Être tout pour quelqu’un, c’est pas rien


Tu ne m’as jamais aimé. Tu as trouvé des échos d’autres hommes en moi, mais pas moi. Est-ce une manie de filles ou un truc personnel que tu as de me citer les noms des mecs qui t'ont connue à tout bout de champs ?

Je plisse les yeux pour regarder un tableau ou pour fixer les traits du visage d’un ami qui vient vers moi à cause de ma myopie, tu me parles de Roger qui t'embrassait lentement, les paupières tombantes. Je ris aux éclats sur la plage Anse-d'Azur, tu retrouves en moi cet agent africain de la Minustah qui riait ses propres blagues sur les belges. Mes petits mamelons pointent quand tu les touches et me voilà Gilbert dont le désir de te faire l’amour excitait toutes les extrémités. Non, Bébé, mes lèvres ne sont pas celles de Lucien qui te mordillait les poils du nombril ; mes mains n’ont rien à voir avec celles de ton artiste mexicain !

Dans ces conditions, tu ne m’aurais jamais aimé. Le désir n’est pas l’amour. D’ailleurs, tu te donnais à moi parce que tu prenais ainsi ton passé. Parce que j’étais ton meilleur fantasme. Avec moi, tu pouvais refaire ta vie, effacer, corriger et prolonger ton passé. Avec moi, il t’est donné une autre occasion de te reprendre, de satisfaire tes actes manqués. Tu as passé toute ta vie à désirer les lèvres de Lucien qui ne t’a jamais embrassée à cause de son amour pour sa femme ; quand tu m’as trouvé tu étais comblée, pour la première fois de ta vie, tu embrassais ton Lucien sur mes lèvres. Roger ne t’a jamais permis de le monter, il disait qu’il ne se laisserait jamais dominer par une femme ; à chaque fois qu’on faisait l’amour toi et moi, tu devenais Andromaque juste pour jouir de mes yeux plissés sous l'effet de la lumière aveuglante de l’ampoule au plafond de ta chambre. Pardon, des paupières tombantes de Roger...

M’as-tu jamais vu ? As-tu une idée de qui je suis ? Qui prenais-tu dans tes bras dans la fraicheur de la nuit quand on s’est embrassés pour la première fois ? Contre quel corps te laissais-tu aller quand on dansait ce tube envoutant de Carimi ? Tu disais que je te tiens comme un homme, comme un danseur de musique latine. Qui était-ce ? Je te tenais comme j'ai coutume de tenir les filles avec qui j'aime danser… tout simplement.

Au début, quand nous faisions l’amour et que tu citais les noms de ses mecs, j’ai cru que tu déparlais sous l’effet du plaisir. J’étais fier de pouvoir t’emmener jusqu’aux tréfonds de ton inconscient. Je me prenais pour un superbe matador ou un Don Quichotte sur sa Rossinante. Mais tu te jouais de moi. J’étais ta machine à voyager le temps.

C'est assez. Je ne suis pas une marionnette fabriquée de rebuts de tes histoires ; ma vie n’est pas une mosaïque de celles des fantômes qui ont hanté tes nuits. Je suis moi. Maintenant qu’on est plus ensemble, je me demande ce qu’il te reste de ce moi... Qu’est-ce qui va te manquer, ô mon amour qui disais que j’étais tout pour toi ? Quelle partie de moi retrouveras-tu dans ta prochaine relation ? Rien. C’est ce qui arrive lorsqu’on est tout pour quelqu’un. En fait, on est rien de particulier. Rien du tout. Même pas une manière singulière d’aimer.

Les amours meurent et renaissent. D’une seconde à l’autre. On se quitte et on se réconcilie. Je ne sais combien de fois j’ai quitté ma dernière copine et je ne saurai jamais combien de fois elle m’a quitté durant notre vie commune, avant de le faire définitivement. On revient à ses amours parce qu’elles sont quelque chose qui nous manque trop dans la vie. Quelque chose qui a tout provoqué et qui a encore le pouvoir de tout provoquer. Un regard myope, un rire large, des mamelons durcis, des lèvres noires de fumeur, des doigts longs et fins… n’importe quoi de vague, un je-ne-sais-quoi, mais quelque chose. Jamais tout.

Evains Wêche




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